lundi 30 octobre 2006

Partage d'une expérience vécue

Ce témoignage est celui de Sœur Géraldine Alezeau, religieuse de la congrégation des Sœurs des Saint Cœurs de Jésus et Marie, dont près d’une trentaine de membres se sont mises, pendant un mois, à la disposition de Caritas Liban pour assurer des tâches de direction dans les centres de rassemblement des déplacés, de coordination des aides reçues, de détection des besoins, d’animation, d’accueil…

« Le centre de Bauchrieh – banlieue populaire du Nord de Beyrouth où se situe notre couvent – avait été ouvert de façon un peu sauvage et il avait été pris en main rapidement par le Hezbollah. C’est auprès de ce parti qu’il a donc fallu obtenir l’autorisation d’y travailler. L’alliance pouvait sembler un peu contre nature et les premiers contacts ont été on ne peut plus frais, le Hezb. ne voyant pas trop ce que des religieuses pouvaient venir faire sur leur territoire. Nous nous sommes finalement mis d’accord pour prendre en charge la propreté du centre et l’animation auprès des enfants et des jeunes. L’expérience fut rude mais elle fut aussi profitable comme je vais essayer de le montrer en quelques points.

Leçon 1. L’aujourd’hui de Dieu

La guerre est toujours au Liban une possible réalité mais, même si l’on sait que l’on est assis sur un baril de poudre, on finit par l’oublier et par faire de grands projets. Alors quand le possible devient réel, l’on se trouve tout bousculé… tous ces beaux projets de retraites, de camps, de missions, de rentrée scolaire et autres sont remis en question… mais à vrai dire on n’a pas le temps de râler car on est tout de suite rattrapé par un présent que l’on vit au jour le jour et même heure par heure, la radio scotchée à l’oreille histoire de suivre le développement des bombardements et de prévoir un tant soit peu les besoins à venir… Quand on est habitué à tout vouloir prévoir à l’avance, on se trouve tout d’un coup tout nu et tout petit… C’est très désagréable et très profitable car on apprend petit à petit à vivre ainsi l’aujourd’hui de Dieu.

Cela m’a beaucoup aidée personnellement à sortir de mes planifications pour essayer de coller au plus près aux besoins des gens. Comme on ne se défait pas facilement de ses vieux démons, je préparais toujours de activités que je prévoyais de faire avec les enfants qui m’étaient confiés, mais arrivée sur place, je trouvais qu’ils avaient toujours quelque chose d’autre en tête… Leur plus grande joie était de jouer au foot ou de m’apprendre les chants que leur avait appris le Cheikh la veille… Alors ils m’apprenaient de beaux chants sur Ali et Kerbala (que j’ai oubliés depuis) puis j’essayais de les chanter devant mes professeurs tordus de rire en m’entendant… Comme quoi il faut peu de choses pour rendre des enfants heureux : quelques fautes d’arabe, beaucoup de patience et un peu d’humour avec soi-même pour s’amuser de l’humour de Dieu…

Leçon 2. Difficulté de vivre la folie du Christ

Les chrétiens regardaient de leurs balcons ces « étrangers », contre lesquels l’imaginaire collectif a nourri bon nombre de griefs, en espérant sans trop le dire qu’ils partiraient le plus vite possible. Les rumeurs les plus bizarres circulaient sur ce qui se vivait dans le centre. Obligés de se réfugier en « territoire chrétien », les chiites avaient eux aussi peur, peur de l’accueil qui leur serait réservé : ils se sont dès lors installés dans l’école comme en territoire conquis avec tout ce qu’il faut de manifestation de fierté et de provocation pour exorciser leur peur.

Travailler pour les réfugiés a obligé chacun à faire un déplacement… Nous avons appris à ne pas répondre aux provocations et à accepter en toute humilité les conditions posées par les réfugiés pour pouvoir les aider. Pour tous les volontaires, ce mode d’approche de l’autre, qui n’était pas forcément naturel, les a obligés à se désister d’eux-mêmes et à s’ouvrir à la grâce. Un chemin de pauvreté aride qui, sur le vif de l’action, ne semblait mener à rien… Chaque jour portait don lot d’humiliations, de provocations, d’insultes, d’injustices, de fatigue… Nous portions alors cela parce que nous ne nous sentions pas le droit de tourner le dos à la mission qui nous était confiée et parce que notre foi nous disait que c’était là l’attitude que nous étions censé avoir. Mais cela n’allait pas sans conflit intérieur… La voie du Seigneur est bien étroite…

Leçon 3. Qui est-tu mon frère ?

La guerre m’a permis, et a permis je crois à tous les volontaires du centre de Bauchrieh, de découvrir un autre monde… Un monde qui existe normalement à moins de cinq kilomètres à vol d’oiseau mais un monde que l’on ne fréquentait pas… Les réfugiés ont apporté avec eux leur façon de voir le monde, d’autres valeurs, une autre façon de vivre et de penser. Les relations étaient au début un parcours d’obstacles car il fallait savoir à qui parler (le mari, la première femme ou bien la deuxième, le vieux du clan ou bien le jeune caïd membre du Parti…), comment parler, de quoi parler… un casse-tête… Essayer d’accueillir l’autre dans sa différence demande alors aussi un sérieux déplacement…

Leçon 4. La charité est une maladie contagieuse

Dans un premier temps, nous avons essayé de faire appel dans le quartier pour collecter des vêtements, des draps et autres produits de première nécessité mais, à de rares exceptions, les chrétiens refusaient d’aider les chiites. A défaut de moyens financiers et matériels, nous avons donc entrepris, à la nuit tombée la première fois, puis en plein jour, de faire le tour des poubelles des usines pour récupérer des vêtements et toutes sortes de déchets pouvant être recyclés sous forme de jeux. Les gens ont été choqués de voir les religieuses faire les poubelles et c’est sans doute ce choc de nous voir jouer ainsi aux chiffonniers d’Emmaüs qui les a poussés à changer de mentalité. Certains se sont proposés de nous aider et ils ont mis la main à la pâte en nous mettant d’abord à côté des poubelles ce qui pourrait nous servir puis, petit à petit, en nous réservant les meilleurs morceaux et en offrant enfin de bon cœur une partie de leur production… vêtements, papiers, confiseries, sacs plastiques… Des jeunes se sont également joints à nous, après avoir vaincu leurs résistances et celles de leurs parents, pour travailler directement avec ces réfugiés.

Leçon 5. Dieu parle en son temps

Le premier jour après l’annonce du cessez le feu, l’on est venu nous dire que tous les réfugiés étaient partis la veille du centre. Mais lorsque par acquis de conscience nous avons été vérifier la situation sur place, nous avons trouvé un comité d’accueil organisé par les réfugiés qui nous attendait pour nous remercier et témoigner de ce que ce temps ensemble leur avait donné de vivre… Les réfugiés ont dit avoir petit à petit compris que nous ne présentions pas de danger pour eux… que nous ne cherchions pas à les convertir ou à remettre en cause leurs règles de vie, que nous ne collections pas d’informations pour l’ennemi… Ils étaient sidérés que nous ne soyons là que pour les servir en toute gratuité. Ils ont dit avoir été surtout frappés par l’humilité et le respect de l’autre dont témoignaient les volontaires, que cela leur avait permis de redécouvrir une fraternité, une humanité que les discours politiques et les habitudes sociales avaient fait oublier… Cela les avait aussi confortés dans leur propre foi en Dieu, un Dieu créateur de tout homme, et dans les valeurs transmises par le prophète Issa (Jésus dans le Coran).

Etonnante visite ensuite de l’école où tous les tableaux avaient été couverts d’inscriptions et de dessins… des versets du Coran et des prières d’intercession invoquant la protection de Dieu, Issa et Maryam sur ces chrétiens venus les servir. Les parents réunis ne cessaient de demander que nous leur pardonnions leurs excès de langage, des geste de colère… expression de la tension qu’ils vivaient à ce moment-là. « Vous nous avez vaincus par votre charité » nous disaient-ils, « vous nous avez traités avec dignité ». Tous se sont mis d’accord pour reconnaître que « nous sommes frères et que Issa est pour les chrétiens et pour nous ». Des parents nous demandaient de venir avec eux au Sud parce que leurs enfants refusaient de prendre le chemin du retour si on ne venait pas pour s’occuper d’eux…

Ce témoignage des réfugiés a été un peu comme le voile qui s’est déchiré et qui a permis de voir enfin la gloire de Dieu. Humour de Dieu… c’est par des musulmans que le Seigneur nous a révélé combien ce chemin que nous nous obstinions à suivre à la suite du Christ était porteur de vie… Et chaque jour nous continuons de cueillir les fruits de cette expérience, doucement, calmement… rendant grâce à Dieu pour le chemin parcouru et le priant pour qu’Il éclaire les esprits embrumés de ceux qui pensent encore pouvoir libérer le monde par la force des armes… et qu’Il éclaire ceux encore plus embrumés qui se prennent à douter, dans le feu de l’action, que la voie du service, de l’humilité et du pardon est le plus court chemin vers le cœur de l’homme et le cœur de Dieu… »

Sœur Géraldine Alezeau sscc
Beyrouth, le 3 septembre 2006

Source : http://www.sscc-lb.org/nouvelles/notrelien171.htm