Le renversement de tendance observé au début de l’année ne résiste pas à la persistance des tensions politiques
Le constat est amer mais indéniable : de plus en plus de Libanais ne croient plus, ou peu, dans l’avenir économique de leur pays. Les agences de recrutement sont unanimes : les candidats à l’émigration se bousculent. Aujourd’hui, plus de 75 %, certains avancent même le chiffre de 90 %, des chercheurs d’emploi postulent exclusivement à l’extérieur du pays. « Sur la grande majorité des applications que nous recevons de la part de candidats locaux, le Liban ne figure même plus parmi les pays potentiels. Ils sont prêts à aller n’importe où dans le monde, mais pas à rester », déplore Fady Eid, partenaire managérial au cabinet de recrutement Careers. « En deux mois, le nombre de demandes de travail à l’étranger a plus que doublé » renchérit Wedian Barakat, consultante dans un grand cabinet.
Pourtant, les offres d’emplois sur le marché local ne sont pas inexistantes. Un certain nombre d’entreprises libanaises cherchent à remplacer les salariés partis durant la guerre. Bien qu’elles soient parfois hésitantes, les compagnies locales ne trouvent pas toujours preneurs. Et pour cause, les Libanais sont moins attirés par le salaire que par les perspectives de carrières. « Ce qui est nouveau est que les postulants se contentent désormais de salaires qu’ils auraient certainement refusé dans le passé, indique M. Eid. Il y a quelque temps, pour accepter de partir à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe, un cadre moyen demandait au moins deux fois et demie, voire trois fois, le salaire qu’il pourrait avoir au Liban. Aujourd’hui, il est prêt à y aller pour le même salaire qu’ici, avec uniquement le logement en plus. »
Or ce manque d’exigence contribue à tirer les salaires étrangers à la baisse. « Depuis deux ou trois ans déjà, les offres dans les pays du Golfe ne sont plus ce qu’elles étaient il y a cinq ou dix ans. Mais aujourd’hui, la baisse est particulièrement flagrante, par exemple à Dubaï, autrefois très prisée. Même si les entreprises arabes sont toujours aussi friandes de main-d’œuvre libanaise, elles ont tendance à profiter de la situation au Liban pour proposer le strict minimum, sachant qu’il y aura preneur », affirme Irène Bedoyan du cabinet Recruiters. D’autres destinations sont d’ailleurs de plus en plus recherchées, comme l’Afrique. L’Europe reste également attractive, et, dans le Golfe, l’Arabie saoudite et le Qatar se taillent la part du lion.
Finalement, la fuite de cerveaux n’est pas un phénomène nouveau au Liban. Instabilité politique, problèmes économiques structurels, entreprises à majorité familiale dépourvues de bonne gouvernance, corruption, salaires dérisoires, absence de réformes et de perspectives, autant d’arguments toujours valables depuis le déclenchement de la guerre civile. Les départs des élites et des jeunes ont peu à peu appauvri le capital humain du pays, qui constitue pourtant l’une de ses premières richesses.
Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est que le phénomène touche toutes les tranches d’âge et toutes les professions.
« Autrefois, c’était surtout les jeunes diplômés qui cherchaient à partir. Maintenant, on reçoit des gens de tout âge et de tous les métiers. Actuellement, toute personne qui veut changer d’emploi envisage en priorité l’étranger. Par exemple, j’ai récemment reçu la candidature pour l’extérieur d’une femme de plus de 50 ans, cadre supérieur dans une grande entreprise libanaise et dont les trois enfants ont déjà quitté le pays, affirme le responsable d’un autre grand cabinet de recrutement. La situation est tout simplement catastrophique, résume-t-il. Cela fait 15 ans que je fais ce métier, je n’ai jamais vu un tel exode. »
D’autant que pour la première fois depuis des décennies, un renversement de la tendance avait été observé au début de l’année. La révolution du Cèdre avait été porteuse d’espoirs. Puis l’activité économique au premier semestre de l’année, dopée par les liquidités du Golfe, commençait à restaurer la confiance dans l’avenir du pays. Non seulement l’hémorragie avait été ralentie, un mouvement inverse s’installait. « De nombreux candidats libanais résidant à l’étranger ont déposé cette année leurs CV pour travailler au Liban », souligne le même responsable, avant de poursuivre : « Aujourd’hui, on n’ose même plus les contacter pour leur demander s’ils sont toujours intéressés de peur de paraître ridicules. »
Pour les professionnels du recrutement, cette nouvelle crise politique est la crise de trop. « Même après la guerre de cet été, certains refusaient toujours de partir. Mais le pic a été atteint au mois de novembre, et cela ne risque plus de s’arrêter», conclu M. Eid.
Malgré les promesses de réformes qui tardaient à se concrétiser, les assassinats, les tiraillements politiques et une guerre menée à leur insu, les Libanais voulaient encore se réconcilier avec leur pays. Reste à espérer que, malgré tout, la rupture ne sera pas consommée.
(Source : L'Orient Le Jour du 14 décembre 2006)